Charles Lawrence, victime des études nationalistes

Neil Boucher

L'administration de Charles Lawrence, gouverneur de la Nouvelle Ecosse de 1753 à 1760, a été parmi les plus controversées de l'histoire coloniale de la province. La polémique autour de l'homme et de son administration relève du fait que deux ans après son avènement au poste, la masse de la population acadienne fut bannie aux colonies anglo américaines, en Angleterre et en France. Pendant le dix neuvième et le vingtième siècles les historiens nord américains ont exprimé des opinions sur le gouverneur qui sont très variées: c'est le moins qu'on puisse dire. En les analysant, nous nous apercevons que les auteurs canadiens français et acadiens n'ont eu que des reproches à l'égard du gouverneur. Rameau de Saint Père, dans son volume Une Colonie féodale en Amérique du nord, dit que les Acadiens furent placés dans une position fausse et mal définie; H. Beaudé expose dans La Déportation des Acadiens que le serment d'allégeance n'était qu'un piège tendu par les Anglais afin d'atteindre leur but ultime (1). Emile Lauvrière se réfère à Lawrence comme à un fourbe exterminateur. (2). Alors, tout simplement, nous pouvons résumer les vues mentionnées en disant que les Anglais, et sans doute leur chef, étaient les brigands, que les décisions de Lawrence n'avaient aucune considération humanitaire, et que la haine des anglophones envers les Français emportait le tout.

Les auteurs auxquels je me réfère ont publié leurs textes à un moment où une renaissance nationaliste était en train de se manifester au Québec comme chez la population acadienne des provinces maritimes. C'était l'époque de Bourassa dans le Québec, et, aux Maritimes, nous étions éblouis du fait que depuis récemment nous pouvions chanter notre propre hymne national, saluer notre drapeau, et célébrer notre fête nationale. C'était le temps d'être fier et il fallait nécessairement que l'auréole de fierté française se réfléchisse dans les textes historiques, même au sacrifice de l'objectivité. C'est le cas du Gouverneur Lawrence. Ce dernier fut étudié à plusieurs reprises, mais beaucoup de facteurs autour de Lawrence et de la déportation oubliés. Par conséquent, les écrits des auteurs du mouvement nationaliste prennent plutôt une tournure partiale.

Le but de cette présentation est de dévoiler quelques-uns de ces points négligés dans le passé qui pourront du moins fournir des éclaircissements sur une question troublante: Charles Lawrence était il un opportuniste ou un soldat du roi ?

Le traité d'Utrecht signé en 1713 mettait fin à la guerre de la Succession d'Espagne, et par ses termes, ce que nous appelons la Nouvelle Ecosse péninsulaire devenait possession anglaise. En ce qui concernait les Acadiens vivant sur ces terres, l'article 14 du traité leur donnait une option:

Dans toutes les dites places et colonies cédées par le Roi Très Chrétien, les sujets du Roi auront la liberté de se retirer dans l'espace d'un an, avec tous leurs effets mobiliers. Ceux qui voudront néanmoins demeurer et rester sous la domination de la Grande Bretagne ...(3)

Les Acadiens ont décidé de rester sur les terres anglaises, mais ils voulaient seulement être sous la domination britannique jusqu'à un certain point. Ils reconnaissaient le roi comme le souverain de leurs terres, mais ils n'étaient pas prêts à aider ce même souverain dans la défense de ces terres contre l'ennemi. Ils voulaient être des sujets britanniques à moitié; la chose était inconciliable. Soit par insouciance, soit par lâcheté, plusieurs gouverneurs dans les années suivantes ne tiendront pas compte de la situation dichotomique. Thomas Caulfield, gouverneur lors de la première offre du serment d'allégeance aux Acadiens en 1714, ne réagit pas quand ces vaincus refusèrent d'acquiescer aux demandes des autorités anglophones. Au moment de la fondation d'Halifax en 1749, le problème n'avait pas encore été réglé, et quand même Cornwallis menaça les Acadiens de confisquer leurs terres et biens mobiliers s'ils ne prêtaient pas le serment avant trois mois, il oublia vite ses paroles menaçantes et les trois mois s'écoulèrent, ainsi que tout l'hiver sans qu'il prenne aucune mesure. Le successeur de Cornwallis, Peregrine Hopson, fut encore moins efficace en ce domaine. Quand Lawrence occupa le poste de gouverneur en 1753, il s'aperçut rapidement du fait que les clauses du Traité d'Utrecht n'avaient pas été respectées par les Acadiens; ils avaient refusé de devenir de vrais sujets britanniques en incluant eux mêmes des conditions à leur allégeance. Lawrence ne pouvait pas supporter le dilemme. Un bref examen de sa vie nous démontrera pourquoi. Charles Lawrence venait d'une grande famille aristocratique anglaise. Son grand père paternel était un favori du roi Charles II, et son père, John, était un des généraux du Duc de Marlborough; plusieurs de ses oncles s'étaient distingués dans le service militaire de l'Angleterre. Du côté maternel, la famille Harding comptait parmi ses membres plusieurs commandants de l'armée et de la marine. Comme le dit J.S. MacDonald, on both sides of the house, Governor Lawrence came of stock distinguished for firmness, courage, and ability (4).

A l'âge de dix huit ans le jeune Lawrence, suivant la tradition familiale, devenait soldat. Il fut envoyé en Irlande pour plus tard être muté aux colonies angloaméricaines, puis aux Antilles. En 1738 il retournait à Londres pour devenir attaché au Ministère de la Guerre. En 1747 nous le retrouvons à Louisbourg où il doit demeurer jusqu'au Traité d'Aix la Chapelle. L'année suivante Charles Lawrence sera à Halifax comme membre du premier conseil à Cornwallis.

En résumé, Lawrence avait été l'exemple presque parfait du militaire du dix huitième siècle. Il n'avait connu qu'une vie et qu'une allégeance. Fidèle à sa profession, il prenait sur lui même la tâche de défendre et de bâtir l'empire britannique sur le continent nord américain (5). Alors il nous est façile de voir que pour Lawrence, la position des Acadiens n'avait aucun sens.

D'autres facteurs étaient en jeu à ce moment, notamment une certaine activité militaire de la part des canadiens Français sur l'isthme de Chignectou:

En 1749, le gouverneur du Canada dépêche des détachements de la milice canadienne dans la région de Beaubassin, à la baie Verte... de façon à contenir les Anglais dans la péninsule de la Nouvelle Ecosse. C'est également en cette même année que le marquis de la Jonquière ordonne la fondation du fort Beauséjour, à quelques milles au nord ouest du village de Beaubassin (6).

Cette région avait été un territoire disputé depuis le traité d'Utrecht car ce dernier avait failli à délimiter les frontières. Les Français maintenaient que le territoire au nord du fleuve Missagouash n'avait pas été cédé aux Anglais en 1713, et en conséquence ils étaient en train de le défendre. La construction de Beauséjour, à courte distance d'Halifax et juste une année après la restoration de Louisbourg aux Français, la conduite des Acadiens allait certainement susciter l'inquiétude chez les Anglais. Certains vont immédiatement poser la question, "pourquoi s'en prendre aux Acadiens si ces menaces étaient en réalité des menaces françaises?" Il nous est facile de faire la distinction, mais au dix huitième siècle il aurait été ridicule pour aucun officier britannique de séparer les deux groupes. Aux yeux de la Couronne, ils étaient tous des Français et des Catholiques, les ennemis traditionnels de la GrandeBretagne.

Les Indiens de la province ne simplifiaient pas la situation, bien au contraire ils furent la cause d'une accentliâtion des animosités déjà existantes. Sous la direction de l'Abbé LeLoutre(7) missionaire venu en Acadie pour desservir les missions indiennes mais devenu militant, ceux ci furent responsables de plusieurs actes de brigandage et de meurtre pendant les années 1750 1755. Le meurtre de sang froid du capitaine Edward How, l'incendie délibéré de Beaubassin pour forcer les Acadiens à déménager au Fort Beauséjour, les meurtres à la hache dans les environs d'Halifax, sont parmi les incidents qui ont provoqué, avec justice, la haine et la peur chez les autorités britanniques. Rappelons nous que ces mêmes Indiens étaient à toute fin pratique les alliés des Français.

Contrairement à la situation québécoise en 1759 60, les Acadiens refusèrent de prêter serment à la couronne britannique après leur conquête officielle en 1713, principalement pour deux raisons. La religion était en jeu ici dans le sens qu'un serment d'allégeance au chef d'Etat britannique impliquait nécessairement fidélité au chef de l'Eglise anglicane. Certains prêtres catholiques en Acadie défendaient aux gens de prononcer le serment pour cette raison: nous pouvons dire qu'aucun ecclésiastique catholique n'encourageait le geste.

De plus grande importance dans les raisons de refus était le problème indien. Ces indigènes, amis des Français depuis les débuts de la colonisation, menaçaient les Acadiens en leur disant que jurer fidélité à la Grande Bretagne signifiait l'abandon de l'ancienne alliance. Les Acadiens deviendraient les ennemis des Indiens, et selon ceux ci, l'ennemi doit être détruit. Nous pouvons constater que cette peur dominait, car en 1763 les Acadiens ne prononcèrent le serment qu'en sachant que pendant leur dispersion, la paix avait été établie entre les Indigènes et les Anglais, grâce aux efforts de l'abbé Maillard (8).

En résumé, considérons la situation à laquelle Charles Lawrence devait faire face. A l'époque de 1755 le gouverneur, alors militaire par tradition, confrontait un peuple ennemi qui pendant quarantedeux ans avait refusé de jurer fidélité complète à la couronne britannique. Il voyait les Français édifier des fortifications presqu'aux portes d'Halifax, une deuxième base militaire française, Louisbourg, projetait son ombre à l'extrémité nord est de la province, et les alliés des Français dans le territoire avaient fait preuve à plusieurs reprises d'une violence destructive. En plus, la France et l'Angleterre allaient rapidement vers un conflit européen qui en réalité éclaterait l'année suivant la déportation et devait durer sept ans.

Alors, avec tous ces facteurs en jeu, comment fallaitil agir en tant que gouverneur de la Nouvelle Ecosse pendant les années 1750 1755? Nous pouvons voir que Lawrence était le soldat que beaucoup d'auteurs canadiens français et acadiens n'ont pas voulu reconnaître.

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NOTES

(1.) Voir The Acadian Deportation: Deliberate Perfidy or Cruel Necessity, N. E. S. Griffiths, ed. (Toronto: The Copp Clark Publishing Company, 1969), p. 6 et 155.

(2.) Emile Lauvrière, La tragédie d'un peuple: Histoire du peuplé acadien de ses origines â nos jours, Tome II (Paris: Librairie Henry Goulet, 1924), p. 282.

(3.) cité par Dudley LeBlanc, Les Acadiens (Montréal: Les Editions de l'Homme, 1963), p. 18.

(4.) J. S. MacDonald, "Life and Administration of Governor Charles Lawrence 1749 1760", Nova Scotia Historical Society Collections (NSHSC), Vol. XII, 1905, p. 20.

(5.) J. S. MacDonald, NSHSC, p. 21.

(6.) Bona Arsenault, Histoire et Généalogie des Acadiens, Tome I (Québec: Le Conseil de la Vie française en Amérique, 1965), p. 140.

(7.) voir Norman MacL. Rogers, "The Abbé LeLoutre" dans Canadian Historical Review, juin 1930, pp. 105 128.

(8.) En comparaison, le Québec n'avait pas vécu une situation pareille après sa conquête par les Anglais. Au contraire, le clergé québécois avait poussé les habitants à accepter la condition de sujets britanniques; le problème indien ne se posait pas, et il faut comprendre qu'en 1760 tout espoir des Français de créer un empire en Amérique du Nord avait été abandonné. Ce n'était pas le cas en 1713.

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BIBLIOGRAPHIE

Arsenault, Bona. Histoire et Généalogie des Acadiens, Tome I. Québec: Le Conseil de la Vie Française en Amérique, 1965.

Lauvrière, Emile. Tragedie d'un peuple: Histoire du peuple acadien de ses origines à nos jours, Tome II. Paris: Librairie Henry Goulet, 1924

LeBlanc, Dudley. Les Acadiens. Montréal: Les Editions de l'Homme, 1963. MacDonald, J.S. "Life and Administration of Governor Charles Charles Lawrence 1749 1760" dans Nova Scotia Historical Society Collections, Vol. XII, 1905

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