COMMENTAIRES - RÉACTIONS AUX MANIFESTE BEAUBASSIN

L'Acadie Nouvelle, le 7 novembre 2002, p. 13

Nicolas Landry - historien

Dans son édition du 25 octobre 2002, L'ACADIE NOUVELLE publiait le Manifeste Beaubassin. C'est à titre d'historien que j'aimerais émettre quelques commentaires de contextualisation historique, relativement au contenu du Manifeste.

Premièrement, il faut rappeler que la décision de déporter les Acadiens et les Acadiennes s'est prise en temps de guerre. La Guerre de Sept Ans (1755 63) ou de la Conquête, est débutée depuis l'été dans le centre du continent nord-américain. Charles Lawrence est déjà au courant de la cuisante défaite anglaise du général Braddock dans la Vallée de l'Ohio. Son interprétation de la situation l'amène à conclure que la colonie de la Nouvelle-Écosse est menacée. Non seulement par les fortifications françaises du Cap-Breton et de Beauséjour, mais aussi par une population française et catholique qui, depuis la conquête de 1710, refuse de prêter un serment d'allégeance sans condition. Également, les possibilités d'attaques françaises en provenance du Canada, comme durant la guerre de 1744 1748, sont toujours possibles.

Selon Lawrence et la plupart des officiers anglais, un serment d'allégeance assorti d'une exemption du service de milice en cas de guerre n'est pas acceptable nulle part dans l'Empire. Pour être valide, le serment se doit d'être inconditionnel. Les auteurs du Manifeste ont probablement raison lorsqu'ils doutent de la sincérité de Lawrence au moment où il offre une dernière chance aux délégués acadiens de prêter un serment sans condition. On peut effectivement émettre l'hypothèse que la décision de Lawrence et de son Conseil était déjà prise avant de convoquer les conseillers. I1 est possible que dans l'optique de Lawrence, il considérait qu'il était de son devoir de montrer à ces Français catholiques récalcitrants, qu'ils avaient depuis trop longtemps abusé des bontés royales de la couronne britannique. Maintenant, ils devaient en subir les conséquences.

Depuis les ouvrages historiques de la fin du 19e siècle, l'interprétation historienne de la Déportation a considérablement évolué. Des publications plus récentes ont eu tendance à conclure que Lawrence n'avait pas l'intention de détruire le peuple acadien, mais plutôt d'éliminer la menace d'un soulèvement. Même que Lawrence aurait tenu un discours relativement positif envers le caractère industrieux et travailleur des Acadiens. Du moins, c'est semble-t-il l'un des arguments qu'il invoque pour convaincre les gouverneurs des treize colonies américaines d'accueillir les Acadiens et de les intégrer à la population pour favoriser leur assimilation culturelle et religieuse.

Si l'intention de départ de Lawrence et de son conseil ne semblait pas fondée sur des arguments de race ou de religion, il n'en demeure pas moins qu'ils n'accepteraient pas de résistance chez les Acadiens et que les troupes britanniques avaient carte blanche pour employer tous les moyens à leur disposition pour nettoyer la Nouvelle-Écosse. On se doit donc de reconnaître que peu importe les intentions de départ, les résultats demeurent les mêmes soit la dislocation sociale et d'innombrables pertes de vie. En fait le deuxième objectif de Lawrence ne fut jamais atteint; soit celui de voir les Acadiens s'assimiler complètement à la majorité anglo-protestante des colonies américaines. Bref, les Acadiens déjouèrent les plans d'assimilation de Lawrence un peu comme les Québécois le firent avec Lord Durham suite aux troubles de 1837-1838.

Comme les auteurs du Manifeste le soulignent, la Déportation causa des milliers de pertes de vie. Mais la question demeure de savoir combien exactement. Les recherches historiques effectuées n'ont pas encore réellement permis de dresser un bilan fiable et définitif. Il s'agit donc là d'un grand défi à relever pour l'historiographie acadienne. Combien sont morts par la maladie, les naufrages ou encore en raison de leur résistance armée?

En ce qui a trait à la question des droits de propriété, rappelons que, dans le contexte impérial britannique du 18e siècle, seul un serment d'allégeance inconditionnel permettait de bénéficier des droits de propriété. Il faut dire que la France n'a pas aidé la cause acadienne puisque, sous le Régime français, l'Acadie n'a pas fait l'objet d'une politique d'établissement sous-jacente au régime seigneurial comme au Canada (le Québec d'aujourd'hui). Il s'agissait là de la meilleure manière pour des habitants d'obtenir une forme de reconnaissance de droits d'occupation légale. Étant donné la quasi-absence du régime seigneurial en Acadie, la majorité des Acadiens ne peuvent s'y référer pour légitimiser leurs droits d'occupation du territoire. Dans l'optique britannique, le serment inconditionnel aurait théoriquement validé le droit d'occupation des terres de la Nouvelle Écosse par les Acadiens.

Les auteurs parlent également des Acadiens comme des sujets britanniques en 1755. Mais ils ne l'étaient pas dans le plein sens du terme tant et aussi longtemps qu'ils refusaient le serment inconditionnel. En fait, Lawrence et son Conseil estimaient que la tolérance dont les Acadiens avaient bénéficié depuis 1710 en faisait un groupe privilégié dans l'Empire britannique.

À mon avis, si l'on décide d'adopter une stratégie à long terme de réappropriation de notre histoire, le Manifeste apporte de très bons arguments. Il est sans doute vrai que jusqu'à tout récemment, les écoles des provinces Maritimes n'offraient que peu d'espace à l'histoire en générale et encore moins à celle de l'Acadie. Mais il semble que des changements positifs se produisent depuis cinq ou six ans. On constate un rapprochement entre les ministères d'éducation et les historiens professionnels afin de repenser l'enseignement de l'histoire. Il est également vrai que la recherche historique n'a pas encore fait assez de place à l'étude des relations entre les Acadiens et les Micmacs. D'autres aspects du Manifeste gagneront à être abordés dans les semaines à venir. Entre autres, trouver des moyens pour honorer la mémoire des disparus de la Déportation et en identifier le plus grand nombre possible. Pour y arriver, il est essentiel de lancer de nouvelles recherches sur l'Acadie coloniale et la Déportation.

Là où il faudra changer de cap, c'est dans le vocable utilisé pour qualifier l'intention de la Déportation. Jusqu'à preuve du contraire, l'on ne peut prétendre qu'il s'agit d'une tentative délibérée de génocide. En aucun moment, il ne semble avoir été question de rassembler les Acadiens à des fins d'épuration ethnique. L'on doit plutôt y voir une tentative militaire de déplacement de population civile en temps de guerre avec toutes les conséquences négatives en découlant. Mais ce sont justement ces deux aspects de la Déportation qu'il faudra mieux documenter: le pourquoi et le comment. Il sera ensuite plus facile d'en tirer des conclusions significativement scientifiques et moins influencées pas l'aspect émotionnel de l'événement. C'est donc un ensemble de démarches à moyen et à long terme qui fera cheminer le peuple acadien vers une meilleure connaissance de son histoire et nous permettra de mieux articuler toute nouvelle demande de reconnaissance des torts causés par la Déportation auprès des autorités britanniques.

o L'auteur est professeur d'histoire au Campus de Shippagan de l'Université de Moncton

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