Christian Néron: LE GÉNOCIDE EST UN CRIME ABSOLU

Le 25 octobre dernier, nous avons lu avec intérêt le Manifeste Beaubassin publié dans L'Acadie NOUVELLE. Nous avons également eu l'avantage d'y lire les commentaires parus le 27 novembre de l'historien Fidèle Thériault. Étant donnée l'invitation faite par la Rédaction de commenter des sujets d'intérêt public, nous nous permettons de revenir sur un point soulevé dans le Manifeste, à l'effet que la Déportation avait été exécutée afin de punir un peuple qui était différent.

Toutefois, nous comprenons de l'étude des événements que les autorités anglaises n'ont jamais cherché à punir les Acadiens. Ce qu'elles ont voulu, puis planifié et réalisé, c'est de faire disparaître totalement une nation. Et faire disparaître une nation ce n'est absolument pas la même chose que de la punir. Dès 1743, dans la correspondance échangée avec le gouverneur Shirley et le lieutenant-gouverneur Mascarène, le duc de Newcastle, Secrétaire d'état au département Sud, affirme catégoriquement qu'il est d'une absolue nécessité de faire disparaître les Acadiens. Ce secrétaire d'État constituait la plus haute autorité en matière coloniale. La seule et unique question qui lui causait quelques soucis face à l'exécution de son projet, c'était celle de ses coûts. Les questions humanitaires, morales ou légales n'ont jamais fait partie de ses délibérations. La seule crainte, c'étaient les coûts. L'éradication complète de la nation acadienne n'était aucunement envisagée comme une quelconque mesure punitive. Le duc avait simplement jugé que le temps était enfin venu de libérer la place.

Lorsque Lawrence et le Conseil optent pour la solution finale du 28 juillet 1755, il n'est pas davantage question de punir les Acadiens. Au fait, quels crimes voudrait-on leur reprocher? Durant les différents épisodes de la comédie judiciaire qui eut lieu devant le Conseil, au cours de juillet 1755, il ressort que personne n'est disposé à écouter les arguments des Acadiens ni leurs professions de loyauté envers Sa Majesté. Les discussions ou reproches suscités autour du serment d'allégeance sont absolument factices, cyniques et sans objet, puisque les Acadiens sont autant de véritables sujets, " entiers et parfaits ", que leurs interlocuteurs qui ont déjà à l'esprit le projet de les expédier à l'autre bout du monde. Personne n'ose dire ouvertement aux Acadiens les motifs véritables pour lesquelles on s'acharne à les tourmenter.

Quiconque s'est déjà intéressé au phénomène du génocide aura constaté l'existence d'une dynamique que l'on retrouve en Nouvelle-Écosse en 1755. Nous retrouvons, d'une part, un gouvernement absolument totalitaire et, d'autre part, un groupe cible auquel tous les maux de la terre sont reprochés. Et, au delà de tout, le reproche suprême est celui de représenter un danger imminent pour la sécurité de l'État. Selon cette dynamique, le monde cesse finalement d'être le monde pour se transformer irrémédiablement en un piège qui se referme, non pas sur des êtres humains ni même sur des ennemis, mais sur du gibier, sur de la vermine. Et, confrontés à de la vermine, il ne s'agit aucunement de discuter de droits constitutionnels. Il est forcément plus naturel de songer à de l'extermination. Mais l'extermination des êtres humains, ça se nomme, en langage juridique, crime de génocide.

UN CRIME ABSOLU

En droit pénal international, les auteurs qualifient le génocide de crime absolu. Ils considèrent que ce crime porte atteinte non seulement à l'ordre public interne mais également à l'ordre public international puisque, ultimement, c'est l'humanité elle-même qui est attaquée dans sa dignité. Plusieurs conventions internationales établissent que le crime de génocide doit obligatoirement demeurer imprescriptible, c.-à-d. que le seul écoulement du temps ne peut jamais absoudre ses auteurs ni les mettre à l'abri de la justice. Un génocide commis il y a 10, 50, ou même 250 ans demeure perpétuellement un crime absolu et engage perpétuellement la responsabilité de ses auteurs. L'âge avancé ou la santé défaillante de son auteur ne peut en aucun temps le dispenser de faire face à la justice pénale internationale. En 1987, la France a jugé Klauss Barbie pour des crimes commis entre 1942 et 1944; en 1994, elle a jugé Paul Touvier pour des crimes commis en 1943 et 1944; en 1998, elle a jugé Maurice Papon pour des crimes commis en 1944; en 1990, le Canada a jugé Imré Finta pour des crimes commis en Hongrie en 1944. Manifestement, l'écoulement du temps est, pour les auteurs d'un crime contre l'humanité, une pure illusion.

Selon l'état du droit pénal international et celui du droit interne canadien, le Canada pourrait encore juger Halifax, Monckton, Lawrence, le juge Belcher etc., pour leur participation au génocide commis il y a 250 ans en Nouvelle-Écosse. Mais voilà! toutes ces personnes manquent à l'appel depuis fort longtemps, sauf une : Sa Majesté d'Angleterre.

SA MAJESTÉ NE MEURT JAMAIS

En droit anglais, il existe une fiction légale à l'effet que Sa Majesté ne peut mourir. C'est la loi qui pose arbitrairement ce principe. Par exemple, Georges II, personne humaine, a vieilli et est mort comme tout le monde, mais Sa majesté, elle, n'a pu légalement mourir. Dès l'instant de la mort naturelle de Georges II, Georges III a pris instantanément la relève, ce qui fait que Sa Majesté a évité de justesse la mort légale. Le même processus s'est reproduit jusqu'à Élisabeth II. Cette fiction légale fait en sorte que l'un des principaux auteurs du drame acadien est, juridiquement parlant, toujours de ce monde et qu'il peut encore être tenu de rendre des comptes à la justice pénale internationale.

Par le passé, il était impossible de porter des accusations contre Sa Majesté parce qu'elle jouissait d'une immunité en matière criminelle. Or, voilà que le 29 juin 2000, le Parlement canadien adopte la Loi concernant le génocide et les crimes contre l'humanité. Cette loi s'ajoute au Code criminel. À l'article 3, il est stipulé que la présente loi lie Sa Majesté. En renonçant à son immunité, Sa Majesté accepte d'engager sa responsabilité pour les cas de génocide et de crimes contre l'humanité. De nature procédurale, cette disposition a pour effet d'être rétroactive.

Le génocide commis contre la nation acadienne n'étant toujours pas prescrit et Sa Majesté [du chef de la Nouvelle-Écosse] ayant finalement renoncé à son immunité, des accusations de génocide pourraient être portées contre elle pour sa participation à un plan concerté d'extermination. De plus, le Canada a contracté une obligation de résultat à l'endroit de la communauté internationale lorsqu'il y a génocide ou crime contre l'humanité commis sur son territoire. En cas d'allégation de crimes de cette nature, le Canada a l'obligation d'enquêter et de porter des accusations, si la preuve est suffisante pour permettre un verdict de culpabilité. La Loi concernant le génocide et les crimes contre l'humanité n'a certainement pas été rédigée ni adoptée avec l'idée qu'elle puisse être ultimement utilisée afin que justice soit rendue à la nation acadienne, mais elle pourrait servir à cette fin. Il paraît étonnant d'imaginer qu'on puisse porter des accusations 250 ans après le fait, mais l'état du droit actuel permet d'envisager de prendre des mesures pratiquement impensables il y a quelques années encore. La communauté internationale considère que le génocide est le crime absolu. Ce crime a été perpétré contre la nation acadienne et n'a en aucune manière été puni. Certains de ses auteurs ont même été publiquement honorés, d'où l'affront indicible à la mémoire des victimes et de leurs descendants. Sa Majesté a même fait la sourde oreille lorsqu'on lui a simplement suggéré de présenter des excuses pour son crime. Le Canada se doit donc d'enquêter sur les événements, en recueillir toute la preuve et étudier la possibilité de porter des accusations contre Sa Majesté…

Christian Néron

594, St-Patrick,

Québec, G1R-1Y8

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