Christian Néron: COMMENTAIRES JURIDIQUES AU MANIFESTE BEAUBASSIN

J'ai eu dernièrement l'avantage de prendre connaissance du " Manifeste Beaubassin ", ainsi que des commentaires de contextualisation historique, publiés le 7 novembre dernier. Suite à la lecture de ces deux documents, je me permets de présenter aux lecteurs de l'Acadie Nouvelle quelques commentaires de contextualisation juridique. Ces commentaires portent principalement sur la question du serment d'allégeance pour l'obtention du statut personnel de sujet de Sa Majesté.

LA FAÇON DE DEVENIR SUJET DE SA MAJESTÉ

Le droit anglais du XVIIIe s. reconnaissait cinq différentes façons de posséder ou d'aquérir le statut de sujet ou le simple droit de résider sur un territoire sous juridiction de Sa Majesté.

Premièrement, le cas des sujets naturels de naissance ; deuxièment, les sujets naturalisés par simple opération de la loi ; troisièment, les sujets naturalisés par loi privée du parlement ; quatrièment, les sujets naturalisés ou endénisés par lettres patentes du roi ; cinquièment, les étrangers soumis à l'allégeance locale et temporaire. [Calvin's Case [1608] 7 Co. Rep. 1a ; Hale's The prerogatives of the King, p. 55 ; Blackstone, Commentaires, vol. 1, p. 366 et ss]

En ce qui concerne les sujets naturalisés par loi privée du parlement et les sujets naturalisés ou endénisé par lettres patentes du roi, le droit statutaire prévoyait la prestation d'un serment d'allégeance souscrit officiellement avant la troisième lecture du projet de loi avant l'émission des lettres patentes. [1609, 7 Jac. I. c.2] Dans ces deux cas, l'octroi du statut de sujet étant considéré comme un privilège accordé discrétionnairement, le parlement avait considéré que la prestation d'un serment d'allégeance constituait une formalité essentielle à laquelle devait se soumettre tout requérant. Mais ces deux cas ou modes d'acquisition du statut de sujet ne s'appliquent aucunement à l'histoire des Acadiens du XIIIe s.

SUJETS NATURELS PAR LA SEULE OPÉRATION DE LA LOI

Ce qui intéresse l'histoire des Acadiens, c'est l'obtention du statut de sujets naturels de naissance et celui des sujets naturlisé par la seule opération de la loi. [Charmers' Eminent Lawyers on Jurisprudence, p. 68 et ssq.]

En ce qui concerne les sujets naturels de naissance, le mode d'octroi du statut de sujet est fort simple. Toute personne qui naît sur un territoire sous juridiction de Sa Majesté en devient automatiquement sujet naturel et ce, sans formalité aucune et sans consentement de qui que ce soit.

Ceci est une conséquence nécessaire, reconnue et voulue tant par le droit naturel que par le droit anglais. [Calvin's Case] Même dans l'hypothèse invraisemblable où ni le nouveau-né, ni le souverain ne voudraient être liés l'un à l'autre, la loi s'appliquerait de toute façon. Donc l'enfant nouveau-né devient instantanément un sujet " parfait et entier " de Sa Majesté sans le concours d'aucune formalité ni de quelque consenetement que ce soit et ceci, de façon perpétuelle, c'est-à-dire jusqu'au dernier jour de la vie de ce nouveau sujet.

En Angleterre, comme partout ailleurs dans l'Europe du XVIIIe s., le statut de sujet naturel de naissance est tenu pour inaliénable et perpétuel. Les exceptions à la règle sont rarissimes. Il n'existe qu'un seul exemple répertorié datatnt de 1709 où le parlement impérial a adopté une loi spéciale privant un individu de son statut de sujet naturel de naissance. De ceci, on peut conclure que, à partir de 1710, ou encore de 1713 selon l'interprétation donnée à la capitulation de Port-Royal, chaque enfant acadien naissant sous la juridiction de Sa Majesté devient automatiquement un sujet naturel de naissance, parfait et entier, et ce jusqu'à la fin de ses jours. Ce statut naturel de naissance est absolument identique à celui des enfants londonniens issus d'une ascendance immémoriale en cette ville.

Ainsi en juillet 1755, tous les Acadiens âgés de 45 ans et moins, nés en Nouvelle-Écosse, étaient aux yeux de la loi des sujets naturels de naissance de Sa Majesté. La prestation d'un serment d'allégeance n'avait aucune pertinence ni utilité juridique dans leur cas. Quant on est un sujet naturel, parfait et entier, on ne peut pas l'être à moitié ni en partie et ce, de façon conditionnelle.

En ce qui concerne les Acadiens âgés de plus de 45 ans en 1745, leur statut personnel légal était celui de sujets naturalisés par la seule opération de la loi. Ce mode de naturalisation se produisant principalement lors de cas de cessions ou de conquêtes. Lorsqu'un souverain obtenait ou s'attribuait un droit de juridiction sur un territoire, automatiquement, par la seule opération de la loi, tous les habitants résidant sur ce territoire devenaient des sujets naturalisés, entiers et parfaits, sous réserve de ceux qui, par traité, obtenaient le droit d'aller s'établir ailleurs. Mais, avant leur départ, ces individus devaient quand même une allégeance locale et temporaire au nouveau souverain.

L'obtention du statut de sujets naturalisés par la seule opération de la loi ne prévoyait aucune formalité ou prestation d'un serment quelqconque puisque c'est la loi seule qui tirait des conséquences légales d'une simple situation de fait. Ainsi, les Acadiens nés sous l'ancien régime sont devenus de sujets naturalisés, entiers et parfaits, par le seul fait de la cession de leur province et sans que le serment d'allégeance n'y ait pour quelque rôle que ce soit. Le serment d'allégeance n'avait aucune pertinence ni utilité légale en ce qui a trait à l'octroi ou à l'obtention du statut de sujet naturel par la seule opération de la loi. [Charmers' Eminent Lawyers]

Par contre, le droit anglais, le droit de la nature et le droit des nations reconnaissaient une distinction fondamentale entre les sujets antenati et les sujets postnati, c'est-à-dire nés avant ou après la cession. Nous avons écrit plus haut que le statut de sujet naturel de naissance était inaliénable et perpétuel. [Proceeding against Aeneas McDonald (1747) 18 St. Trials 858] Au XVIIIe s., ce principe était général à tous les pays d'Europe. C'était incontestablement le cas pour la France et l'Angleterre qui avaient eu des institutions juridiques et politiques très semblables jusqu'au XVe siècle.

L'ALLÉGEANCE NATURELLE DE NAISSANCE EST PERPÉTUELLE

Quand les Acadiens son devenus des sujets naturalisés par la seule opération de la loi en 1710 ou 1713, il n'était aucunement en leur pouvoir de renoncer à leur allégeance naturelle, à l'endroit de leur ancien Souverain, le roi de France. Ce statut de sujets naturels de naissance, ils devaient le conserver jusqu'à la fin de leurs jours. Et, s'il y a une chose qu'un sujet naturel de naissnce se devait d'éviter de faire, c'était de prendre les armes contre son Souverain naturel. Ceci aurait constitué un crime de haute trahison, tant en France qu'en Angleterre.

Avec le traité d'Utrecht, devanant sujets de Sa Majesté, les Acadiens se sont retrouvés avec une double allégeance, sans faute et sans participation de leur part. [Hales' The Prerogatives of the King, p. 55] Ceci leur a été imposé d'en haut. Les Anglais savaient fort bien que non seulement les Acadiens ne pouvaient prendre les armes contre leur ancien Souverain, mais que plus encore, en cas de reprise des hostilités et de dénonciation du traité d'Utrecht, le roi de France pouvait exiger de ses anciens sujets qu'ils prennent les armes en sa faveur.

Les Anglais avaient néanmoins développé la fâcheuse habitude d'aimer à la fois le beurre et tout l'argent du beurre. Ils craignaient les Acadiens. Ils voulaient à tout prix consrver l'Acadie. D'où le stratagème fort habile, assaisonné de chantage et de menaces, d'utiliser le prétexte du serment d'allégeance inconditionnelle. C'était une arme puissante et un piège sans issue pour les Acadiens.

Les Anglais ont vite constaté qu'ils auraient la partie facile contre les Acadiens qui étaient naïvement de bonne foi et moralement scrupuleux. Les Acadiens ont, bien entendu, perdu la partie. Ils ont perdu leur liberté et tous leurs biens ; ils se sont ramassés empilé les uns sur les autres pendant des mois dans des cales de bateaux américains portant pavillon de Sa Majesté ; ils ont été débarqués nus, malades, sans argent dans des pays ouvertement hostiles. La bonne foi des Acadiens leur avait rendu un bien mauvais service.

Les Acadiens étaient pourtant tous devenus des sujets entiers et parfaits, sans qu'il soit légalement nécessaire de souscrire à un serment d'allégeance. En 1730, toutefois, ils avaient souscrit, mais ce serment n'avait jamais eu aucun effet juridique puisqu'ils étaient déjà sujets lorsqu'ils y ont souscrit. Par la suite, les Anglais en ont demandé d'autres, comme s'ils en faisaient la collection. Mais c'était évidemment un abus de droit et, surtout, un stratagème de contrôle psychologique et moral.

Les Acadiens continuaient à demander une réserve à leur serment et les Anglais continuaient d'exiger un serment absolu et inconditionnel. En fait, une autre observation importante s'impose. Même dans l'hypothèse où les Acadiens auraient été légalement tenus de souscrire à un serment d'allégeance pour obtenir le statut de sujets entiers et parfaits, ils n'auraient certainement pas été tenus de souscrire à un serment d'allégeance absolue et inconditionnelle, pour la bonne raison que le droit anglais ignorait ce type de serment. [Hales' The Prerogatives of the King, p. 61]

Faut-il oublier que l'Angleterre était un pays des libertés civiles et politiques ? En vertu du droit Anglais, un serment devait forcément être limité et qualifié, puisque le pouvoir de commander était lui-même limité et qualifié. En souscrivant à un serment d'allégeance absolue et inconditionnelle, les Acadiens seraient moralement tenus d'obéir à tout ordre provenant d'une autorité quelconque, que l'ordre soit fondé en droit ou non. Prêter le serment d'obéir inconditionnellement, c'était se reconnaître esclave, c'était renoncer absolument à tous ses droits civils, civiques et politiques, tout en prenant Dieu comme témoin privilégié d'une telle renonciation. Les Anglais, qui étaient si profondément attachés aux libertés, étaient malheureusement incapables de voir des égaux chez les autres nations. Preuve qu'il y avait peut-être des lacunes dans leur sens des valeurs.

Pourtant, en tant que sujets entiers et parfaits de Sa Majesté, les Acadiens étaient censément protégés dans leurs intérêts essentiels par des principes absolument remarquables du droit constitutionnel anglais.

Le droit à la liberté personnelle reconnu et garanti par la constitution immémoriale protégeait tout sujet contre les arrestations non autorisées par la loi. Ce droit reconnaissait à tout sujet la faculté de circuler librement dans tout le pays, d'y entrer et d'en sortir sans aucune forme de restriction. En temps de guerre, seul le parlement avait autorité pour déterminer quand les dangers menaçant la nation étaient devenus suffisamment graves pour autoriser ou habiliter Sa Majesté à imposer des restrictions à la liberté de circuler dans le pays, d'y entrer et d'en sortir. [Blackstone, vol. I, p. 135]

SA MAJESTÉ NE POSSÉDAIT AUCUN POUVOIR POUR EXILER UN CRIMINEL

Ce droit à la liberté reconnaissait le droit absolu de demeurer dans le pays, sans aucune restriction ni exception. Sa Majesté ne possédait strictement aucun pouvoir lui permettant d'exiler ou de transporter hors du pays un criminel reconnu coupable par un tribunal de droit commun. Et ce droit était si absolu qu'il était même reconnu aux étrangers résidant dans le pays. En 1793, le parlement impérial avait été tenu d'adopter une loi spéciale pour habiliter Sa Majesté à expulser, non pas toute une population de sujets naturels, mais quelques étrangers qui proclamaient ouvertement les bienfaits de la révolution française. [33 George III c.4]

En vertu du droit constitutionnel, expulser illégalement un sujet constituait un crime de praemunire, i. e. crime qui exposait le coupable à la perte de toute protection du roi et à la confiscation totale de ses biens meubles et immeubles. Jusqu'à l'adoption de l'Acte de suprématie, il était légal de tuer le responsable d'un crime si grave, c'est-à-dire expulser un sujet de Sa Majesté hors du pays. Sur le plan civile, la victime du crime de praemunire pouvait poursuivre le coupable, ses conseillers et autres instigateurs devant les tribunaux de " common law ". Le demandeur pouvait obtenir des dépens ou frais judiciaires triple et comme dommages moraux, le jury avait l'obligation d'octroyer la somme minimale de 500 livres. [Blackstone, vol. I, p. 137]

Les Acadiens de 1755, sujets entiers et parfaits avaient bien de la chance de vivre sous la protection des lois les plus libérales qu'on puisse imaginer en matière de protection de la liberté personnelle. Par contre, pour certains fonctionnaires de Sa Majesté, ils étaient des mauvais sujets, des vermines, des ennemis de l'humanité, la Forteresse du Diable, etc. Parmi ces bienfaiteurs de l'humanité, Lord Halifax, Charles Lawrence, le juge en chef Jonathan Belcher, le juge de la Cour des Plaids communs Charles Morris, William Shirley, John Winslow et Robert Moncton.

Pour le bénéfice de l'humanité, semble-t-il, mais au mépris absolu des lois qui leur attribuaient des pouvoirs bien limités sur autrui, ils ont mené à terme une entreprise absolument étonnante et les plus dégradantes. Des hommes honorables et honorés qui ont fait à tout un peuple ce que Sa Majesté n'aurait pu faire légalement à un seul individu en Angleterre. L'un d'eux a même obtenu par la suite l'insigne honneur de voir commémorer à perpétuité son nom et sa mémoire dans une ville et dans une université canadienne.

En ce qui concerne les juges Belcher et Morris, leurs agissements sont encore plus déconcertants. Ils étaient, l'un et l'autre, les ultimes gardiens des droits constitutionnels des Acadiens. Ils constituaient le tout dernier rempart de la protection constitutionnelle contre l'indicible projet des fonctionnaires débridés de Sa Majesté. Juges de tribunaux de " common law ", ils possédaient l'un et l'autre compétence pour émettre des brefs d'habeas corpus pour ralentir la machine infernale qui s'abattait sur les Acadiens. Malheureusement, eux aussi n'aimaient pas les ennemis de l'humanité, et par ailleurs, les questions constitutionnelles semblaient être le tout dernier de leurs soucis.

Le juge en chef Belcher a émis, au mépris de tout principe constitutionnel, un avis de complaisance autorisant l'exil et le transport de plusieurs milliers de sujets entiers et parfaits de Sa Majesté. C'était un retour remarquable à la justice des hommes des cavernes. Quant à lui, le juge Morris, a été le concepteur technique, l'architecte de la logistique du plan d'exil et de transport de ces milliers de sujets entiers et parfaits de Sa Majesté.

Depuis 1747, suite à une demande explicite du Duc de Newcastle au gouverneur William Shirley, Newcastle étant alors Secrétaire d'état au département Sud, Charles Morris avait assidûment travaillé au plan d'expulsion des Acadiens. Sans cette minutieuse préparation, et sans également le soutien logistique dispensé par Charles Morris au cours de l'été 1755, l'entreprise d'exil et de transport aurait probablement échoué, tellement le projet était en soi complexe et sans précédent. Ce projet avait été si bien planifié que toutes les difficultés ont été finalement surmontées. Pourtant, il n'y a aucune ville, ni aucune université qui n'a encore honoré la mémoire de Charles Morris. Qui réparera l'injustice faite à ce héros gagnant, mais oublié.

Quant à la mémoire des héros perdants, les Acadiens, peut-être devrons-nous attendre encore quelques générations avant de leur rendre justice, le temps que des sentiments toujours favorables à la suprématie anglo-saxonne dans ce pays ne s'amenuisent au contact de valeur plus cosmopolites et moins insulaires.

Christian Néron

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