LE GRAND DÉRANGEMENT

Une appréciation de Mgr Doucet

(L'Évangéline, le 4 mai 1922)

Transcription : Fidèle Thériault

" Donnez-vous la peine de lire cette belle appréciation par Mgr S. Doucet.

Je viens de lire la dissertation de M. Placide Gaudet sur la déportation des Acadiens. C'est ce que j'ai lu de mieux documenté depuis longtemps. Connaissant déjà l'auteur par ses nombreux écrits historiques et généalogiques, je m'étais formé une haute idée de son nouveau travail avant même d'en avoir pris connaissance et je suis heureux de dire après l'avoir lu qu'il répond pleinement à mon attente.

Personne n'ignore les peines infinies que se donne M. Gaudet quand il entreprend d'élucider une question d'histoire qui se rapporte à sa chère Acadie. Avec quel soin et quel succès il cueille, choisit et présente ses pièces à l'appui de sa thèse ! Mieux encore que cela : il écrit en historien consciencieux et impartial. Sa présente étude en est une nouvelle preuve.

Tous les Acadiens qui désirent se renseigner pleinement sur la page d'histoire qui a été l'objet de ses recherches vont s'empresser de prendre connaissance de son nouveau travail. Avec le grand nombre de documents que M. Gaudet a condensé dans sa dissertation et les élucidations qui les accompagnent, ils pourront aisément répondre à la question : Sur qui retombe la responsabilité de la tragédie de 1755 ? M. Gaudet ne se prononce pas explicitement et absolument, mais le lecteur attentif le fera, lui, sans grand danger de se tromper, grâce aux documents que l'auteur met à sa portée. Il dira que indubitablement se sont Lawrence et Shirley qui ont comploté le crime, et qui avec l'aide de leurs subalternes, ont mis leur infâme complot en exécution.

Et l'Angleterre, elle, sort-elle indemne de cet abominable attentat à la vie d'un peuple ? Non, non - pas d'après les documents que M. Gaudet nous met sous les yeux. Le lecteur dira que si elle n'a pas été l'instigatrice du crime de Lawrence, elle a approuvé en conférant une promotion à son auteur, et par là, elle en a assumé la responsabilité devant l'histoire. Pour qu'il n'y eût aucune complicité de sa part, avant et après le fait, il aurait fallu qu'elle enlevât à Lawrence la position qu'il occupait - celle de lieutenant gouverneur - et qu'elle lui fit subir un procès en règle au criminel. Qu'a-t-elle fait ? Tout le contraire ; elle s'empressa de l'élever au poste de " capitaine général et gouverneur en chef de la Nouvelle-Écosse ".

Le fait que les autorités britanniques ont été trompés par Lawrence (voir page 46 de la plaquette de M. Gaudet) ne les disculpe aucunement. Elles devaient s'enquérir minutieusement de toutes les circonstances avant d'agir. La chose en valait bien la peine. Il était question d'une mesure de répression extraordinaire, d'une mesure unique dans son histoire, une mesure qu'elle n'a jamais songé à adopter, même à l'égard de la pauvre Irlande pendant les sept siècles qu'elle a eu ce pays sous ses talons. Il s'agissait de la déportation de tout un peuple ; c'est-à-dire, de son extinction, de son anéantissement comme peuple, comme race, avec toutes les scènes de désolation et d'horreur qui devaient nécessairement accompagner l'exécution d'un pareil plan.

Que n'a-t-elle choisi un délégué parmi ses Lords commissaires du Commerce et des Colonies, ou dans quelque autre milieu, un homme honnête et impartial, qui eût put instituer une enquête sur les lieux et faire un rapport sur tout ce qui s'était passé, pour s'assurer si vraiment "l'opération de Lawrence avait été indispensable à la tranquillité et à la défense de la Nouvelle-Écosse avant d'approuver sa conduite. L'enquête aurait montré plutôt que le vrai but de Lawrence était de remplacer les Acadiens sur leurs belles terres par des habitants de sa religion et de sa race et de s'enrichir de leurs dépouilles.

En lisant attentivement l'ouvrage de M. Gaudet, le lecteur poussera ses conclusions sur l'Angleterre. Il ira probablement jusqu'à dire qu'elle devait être au fait du complot de Lawrence et de Shirley, et qu'ils avaient son assentiment dans l'exécution de leur infâme projet. En d'autres termes, le Home Government était de connivence avec Lawrence et Shirley pour amener la disparition du peuple acadien. Il est vrai que les archives que M. Gaudet a compulsées n'offrent pas de preuves directes de cela, mais les faits connus parlent plus fortement que les documents et imposent cette conclusion. Comment peut-on croire qu'ils eussent osé commettre le crime qu'ils ont commis s'ils n'avaient pas été sûrs d'avance de la pleine et entière approbation de l'Angleterre - de l'approbation qu'ils ont eu, ouvertement plus tard ! Des instructions secrètes et du " camouflage ", il doit y en avoir eu entre les deux côtés. Quoiqu'il en soit, il est certain que l'Angleterre a approuvé la tragédie de 1755. Alors qu'elle partage avec ses représentants attitrés la responsabilité et l'odieux du crime qu'ils ont commis sous sa haute protection.

O ironie des faits ! Les événements se sont chargés de prouver que cette tragédie de 1755 a été plus qu'un crime, une étonnante bévue, de la part de politiques si habiles, car le peuple qu'ils voulaient détruire est plus vivant que jamais.

(signé) Mgr S. J. Doucet, P. D., curé de Grand-Anse, N.-B. "

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