L'EXPULSION DES ACADIENS

par Placide Gaudet

[L'Évangéline le 9 avril 1896, page 2]

(suite)

Voici comment Winslow rend compte à Lawrence de ce qui se passa à la Grand Pré du 5 septembre au 17 du même mois :

Camp de la Grand Prée, 17 septembre 1755

" J'ai devant moi la lettre de votre Excellence du 11 du courant, et suis très content de constater que les mesures adoptées par le capitaine Murray et moi-même reçoivent votre approbation. Je prends la liberté de soumettre à votre Excellence ce qui est arrivée ici du cinq du courant jusqu'à ce jour.

" Après avoir réuni le cinq septembre les habitants mâles, je leur ai délivré les ordres de votre Excellence à l'effet que leurs terres, leurs maisons, leur bétail, leurs troupeaux de toutes sortes étaient confisqués par la Couronne, avec tous les autres effets, excepté leur argent et leurs effets de ménage qu'ils avaient la liberté d'emporter avec eux sans surcharger les navires qui doivent les recevoir ; et qu'eux-mêmes étaient prisonniers du roi.

" Ils furent grandement surpris de cette détermination, malgré qu'alors ils ne s'imaginaient pas, je crois, ni même y songent-ils à présent, qu'on va réellement les déporter. Ils offrirent avec instance un petit nombre d'entre eux pour servir d'otage pour le reste des habitants, et je leur répondis que je ne pouvais pas me rendre à leur demande. Mais, en considération de leur situation et de la nécessité de pourvoir à leur subsistance et à celle de leurs familles, j'ai permis à vingt d'entre eux dont dix de l'arrondissement de la Grand Pré et dix de la Rivière-aux-Canards de s'absenter à la fois, de revenir vingt-quatre heures après, et, à leur entrée, d'autres sortiraient à leur place. Ces personnes devaient être choisies par les Français eux-mêmes qui seraient responsables de leur retour. Quant à leurs affaires maritimes, etc., leurs frères devaient s'en charger. J'ai continué cette méthode jusqu'à ce jour, et n'en ai éprouvé aucun inconvénient. J'ai aussi élargi les meuniers pour leur permettre de moudre du blé pour les habitants, et cet état de choses a duré jusqu'au dix.

À cette date les Français avaient l'air de devenir incommodés, et je dis alors à mes officiers dont l'opinion fut d'accord avec la mienne, qu'il fallait diviser les prisonniers. Or, comme nous avions à rien faire cinq transports arrivés de Boston, il fut conclu qu'il serait mieux d'y placer cinquante hommes sur chacun d'eux. Nous avons embarqué d'abord les jeunes gens au nombre de 141 et nous voulions y envoyer ensuite 109 hommes mariés, mais par erreur nous n'en avons mis que 89, de sorte que le nombre des prisonniers placés sur les transports ne s'élève qu'à 230. Les cinq navires sont ancrés à l'embouchure de l'anse (de la rivière Gasparaux) et protégés par le Warren, commandé par le capitaine Adams, et une sentinelle de garde composée de dix (sic pour six ) de nos hommes sur chacun des vaisseaux. Les autres prisonniers sont détenus le jour dans mon enceinte palissadée, et le soir dans l'église. Les choses restent tranquilles ; et autant dit au sujet des Français.

" Quant à nos propres affaires et à notre situation, j'informerai votre Excellence que des escouades ont parcouru chacun des villages ici, et jusqu'aux endroits les plus reculés de l'arrondissement de la Rivière-aux-Canards, et on est venu à la conclusion que tous les hommes, étaient en notre possession, excepté environ une trentaine de personnes très âgées et infirmes dont il me répugne de nous embarrasser avant que les transports soient prêts à partir.

" Je n'ai donné aux Français aucune de nos provisions, hormis le premier jour de leur emprisonnement, vû qu'alors on ne s'était pas encore arrêté sur la manière de les maintenir. Voici la méthode qu'on a adoptée : Les femmes et les jeunes garçons apportent des vivres aux prisonniers qui sont détenus à mon camp. Quant à ceux qui sont embarqués à bord des transports, à chaque marée des bateaux partent des navires et se rendent aux villages où ils prennent les aliments qu'on y a apportés. On met un Acadien dans chaque bateau afin de voir à ce que chacun des prisonniers reçoive ce que sa famille lui envoie.

" Nous avons pu de cette manière surmonter les difficultés jusqu'aujourd'hui, malgré que les femmes et les enfants se plaignent continuellement que nous les faisons souffrir de faim, etc. Je serais très heureux de voir M. Saul et la flotte qui, me dit-on, sont arrivés à Chignitou, le 20 août. Je ne sais ce qui les retient. …

" J'ai dressé une liste de tous les prisonniers avec le nombre d'hommes, de femmes, de garçons et de filles, et de bestiaux de toutes sortes. Elle m'a été fournie par chaque personne, individuellement, à l'exception des députés qui n'étaient pas arrivés, mais qui le sont à présent. Je vous en transmets un compte exact et une énumération des députés, sans toutefois assurer l'exactitude de cette dernière. …

" J'espère faire conduire, demain ou le jour suivant les députés d'Annapolis. "

" La liste dont parle Winslow est inscrite sur son journal, et contient 446 noms dont 166 sont des jeunes gens non mariés et des enfants de dix ans en montant. Il la fait précéder de l'en-tête suivante :

" Grand Pré, 15 septembre 1755

" Noms des habitants français de la Grand Prée, rivière des mines, Rivière-aux-Canards, rivière des Habitants et autres places adjacentes, détenus par le lieutenant colonel Winslow dans son camps, en cette localité après s'y êtres rendus à sa sommation du 5 septembre. "

Le certificat suivant est à la fin de ce dénombrement :

" Grand Pré, 13 novembre 1755. Les présentes pourront certifier que la liste ci-dessus du nombre des habitants des villages nommés, avec celui de leurs enfants et de leur bétail, m'a été donnée par François Landry et autres prisonniers depuis leur réunion à ma sommation, le cinq septembre dernier, jusqu'à ce jour, et après l'avoir inscrite sur mon livre, j'ai remis l'original au susdit Landry avec ce certificat, et signé,

J. WINSLOW "

Voici comment Winslow a résumé cette énumération. Il suppose que le nombre des députés est de 37 et qu'ils ont 148 enfants, ce qui donne pour totaux 483 hommes, 387 femmes mariées, 527 garçons, 576 filles, soit un total général de 1923 personnes, plus 820 vieillard et infirmes, ce qui forme en tout 2743 âmes.

Quant au bétail, il se divise ainsi : 1269 bœufs, 1557 vaches, 2181 jeunes bêtes à cornes, 8690 moutons, 4197 porcs et 493 chevaux.

Il faut se rappeler que ces chiffres se rapportent seulement aux paroisses de la Grand-Prée et de la Rivière-aux-Canards, et ne comprennent pas Pigiquid, aujourd'hui Windsor.

Écrivant de la Grand-Prée le 19 septembre à Joshua Winslow, commissaire à Beauséjour, le lieutenant colonel Winslow lui dit : " J'ai 507 hommes en captivité, lesquels avec leurs femmes et leur enfants forment un total s'élevant à plus de 2000 âmes dans mon arrondissement. "

Or, dans ce même district on y a déporté dans les colonies anglaises, aux mois d'octobre, novembre et décembre, 2242 personnes. Sur ce nombre une centaine au moins était de Cobiquid. À moins qu'on ait laissé en arrière une grande partie des vieillards et des infirmes, ce qui me semble assez probable, il est évident que le nombre de ceux-ci ne pouvait s'élever, comme le mentionne la liste précitée à 820. Dans sa lettre à Lawrence, Winslow ne parle que d'une trentaine de personnes très âgées et infirmes, et il dit qu'il lui répugne de s'en embarrasser avant le départ des navires. Donc. Le chiffre de 2743 âmes que Winslow donne sur sa liste serait assez probablement inexact. La population totale de la Grand Prée et de la Rivière-aux-Canards dépassait, cependant de beaucoup ce nombre, mais des centaines de familles étaient parvenues à s'échapper en se sauvant dans les forêts et ailleurs avant que la soldatesque de la Nouvelle-Angleterre put s'en emparer. Il me semble donc incroyable qu'il put y avoir 820 vieillards et infirmes au bassin des Mines, en 1755

PLACIDE P. GAUDET

(À suivre)

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