LA DÉPORTATION

abbé Désiré F. Léger

[L'Évangéline, le 11 mai 1922, page 1]

Transcription : Fidèle Thériault

" Quand m'arriva le magistral article de Mgr Stan. Doucet sur le Grand Dérangement, j'écrivais les dernières lignes que voici sur le même sujet. Pour l'instant, j'avais décidé de ne pas le livrer à la publication. J'ai pensé ensuite que le public m'en saurait peut-être gré, vu l'importance du fait d'histoire en question.

Historien expérimenté et sage, M. Placide Gaudet, dans son admirable page sur le Grand Dérangement, n'a pas voulu se prononcer sur la question si vivante aujourd'hui de savoir si George II, roi d'Angleterre ou ses ministres " sont impliqués dans la tragédie acadienne ". Il aime mieux laisser parler les faits, les documents et les personnages mêmes du drame de 1755, abandonnant au public le soin ou la responsabilité de la conclusion.

Ce volume peu considérable par le nombre de pages qu'il contient, est cependant d'une importance capitale par les documents et les pièces inédites qu'il renferme. C'est le cas de répéter ici le mot de Fréchette : " O écrin de perles cachées ! " Je l'ai lu, je l'ai relu et le lirai encore. C'est l'oraison funèbres de nos ancêtres faite pour pénétrer jusqu'aux dernières fibres du coeur acadien.

Mais plus je lis, plus je rapproche et compare les textes, les pièces et lettres dûment signés par leurs auteurs, autant plus m'apparaît la difficulté d'exonérer le cabinet britannique d'avoir trempé jusqu'aux coudes dans l'acte inqualifiable de la dispersion des Acadiens, par haine de leur langue, de leur religion, et aussi peut être, principalement, à la fin de s'emparer de leurs biens. Car, il est reconnu, personne ne le conteste, que nos pères avaient eu l'œil juste en choisissant, pour y établir une Nouvelle-France, la partie la plus agréable et la plus fertile de toutes les provinces maritimes.

Aussi bien, devenus maîtres de ces possessions françaises par la force brutale, en 1710, même avant le traité d'Utrecht signé trois ans plus tard, les Anglais, convoitèrent les grands et riches défrichements, les immenses marais bien endigués et les nombreux troupeaux que possédaient déjà les Acadiens. Cependant, le temps n'était pas encore propice pour se débarrasser si tôt de nos ancêtres. D'un côté, sans les aimer gros, on avait besoin d'eux pour les travaux à exécuter. Il y avait en même temps l'inquiétude des Sauvages aussi amis des Acadiens qu'ennemis des Anglais ; ces derniers ne comptant encore dans la colonie que quelques cents hommes. De l'autre côté, les Canadiens déjà nombreux et grands amis eux aussi des Sauvages, d'un moment à l'autre pouvaient arriver se joindre aux Acadiens et mettre tout à feu et à sang.

Force fut aux Bostonnais de mitiger leurs convoitises et de recourir à un autre expédient ; celui de force promptement les Acadiens à prêter le serment d'allégeance, i.e. d'être fidèles au Roi George II.

Le serment du Test qui vient après était exécrable dans sa conception, inhumain dans son application. Il ne s'agissait rien moins pour nos ancêtres si chrétiens et si attachés à leur foi catholique, que de renoncer carrément à leur religion, à un sacrement, à l'invocation de la Sainte Vierge, etc. Le premier serment fut pris finalement et maintenu consciencieusement ; le second fut répudié avec horreur et mépris, parce qu'il était une injure et une bassesse de la part des Anglais.

Aussi tôt que les Anglais se crurent assez forts, il n'y eut pas de lâcheté et de cruautés dont ils ne furent coupables vis-à-vis ces abandonnés de leur mère-patrie, la France.

C'est surtout après la prise de Louisbourg, dix ans avant la dispersion en 1745, que le projet inique des Anglais commença à se faire jour.

* * *

M. Placide Gaudet nous dit, page 3, que cette résolution " de déporter les Acadiens " devint le sujet de nombreuses correspondances au secrétaire d'État britannique de la part de Mascarène, Shirley, Knowles et autres.

Citons M. Gaudet :

" Par sa lettre du 19 juillet 1747, William Shirley, gouverneur de la province du Massachusetts, fait part au Duc de Newcastle, secrétaire d'État, de son projet de déporter les Acadiens du district de Chignectou quelque part en la Nouvelle-Angleterre, de les disperser dans les quatre gouvernements (américains), et de les remplacer par autant de familles anglaises. Shirley exprime la confiance que par ce moyen, le nouvel établissement anglais de Chignectou prendra bientôt des développements considérables, etc. Dépêches humblement soumise à l'approbation de Sa Majesté, dont voici les passages principaux, page 4 :

" Sa Majesté a pris en considération votre dépêche du 19 juillet… Et bien qu'un tel changement des habitants de cette partie de la province qui est la plus exposée à l'ennemi soit à la vérité désirable, il est cependant à craindre que ce projet ne puisse être exécuté sans grande difficulté ni sans dans ce moment-ci, alors que les émissaires français s'efforcent de faire renoncer les habitants à leur allégeance à Sa Majesté …

Il y a de grandes raisons qu'un tel acte produise une révolution générale dans cette province ; c'est pourquoi Sa Majesté, toute chose considérée, juge bon d'ajourner pour le présent l'exécution d'un tel projet. Cependant, Sa Majesté vous prie de considérer comment un tel projet pourrait être exécuté, en temps convenable, et quelles précautions faudrait-il prendre pour prévenir les inconvénients que l'on redoute ".

M. Gaudet nous dit que cette pièce est la seule qu'il connaît où il soit question de la déportation des Acadiens.

Vraiment, il ne faut pas être encore trop malin pour trouver une réponse favorable, voire un acquiescement à l'ignoble proposition de Shirley de bannir les Acadiens de leurs pays.

Par ces mots du secrétaire d'État : " Et bien qu'un tel changement des habitants … soit à la vérité très désirable ", etc.; et cette phrase de la même lettre : Sa Majesté … juge bon d'ajourner pour le présent l'exécution d'un tel projet ". Plus loin, continue la même lettre : " Cependant Sa Majesté vous prie de considérer comment un tel projet pourrait être exécuté en temps convenable, etc.

Toute la teneur de cette dépêche n'est qu'un tissu de cache-cache, qu'on appellerait là-bas, aujourd'hui, de la diplomatie. Il s'agissait tout simplement, pour le gouvernement de Sa Majesté, de permettre la chose tout en empêchant le fait historique ou le délit d'apparaître dans l'histoire. Ce qui prouve bien la dissimulation ou le couvert sous lequel on voulait se tenir. On avait assez honte pour couvrir son action, mais assez d'audace pour agir en couard.

Le 17 avril 1755, le vice-amiral Boscawen inscrit dans son journal l'entrée suivante : " J'ai reçu des mains d'un des passagers de Sa Majesté une lettre de sir Thomas Robinson, un des principaux secrétaires de Sa Majesté, avec mes instructions secrètes portant la signature du souverain ". Ces secrètes instructions semblent un maillon de la trame qui s'ourdit dans l'ombre.

Par ces instructions secrètes qui se trouvent au Record Office à Londres, Boscawen devait se rendre à Halifax avec son escadre, y rallier les vaisseaux se trouvant déjà dans ces eaux sous les ordres du commandant Augustus Keppel, et de se mettre en rapport avec le général Braddock. C'est tout pour l'histoire… mais suffisant cependant pour la coordination des faits tels qu'ils vont suivre. On sait d'ailleurs, dit M. Gaudet, que le même Boscawen a eu beaucoup à faire avec le drame de 1755.

Boscawen fait plus qu'approuver la déportation. Aidé des Lawrence, des Winslow, etc., il en prépare l'exécution.

M. Gaudet écrit, d'après le Record Office : " le 20 avril 1755, l'escadre anglaise, sous le commandement du vice-amiral Boscawen, faisait voile de Plymouth, Angleterre, et le 9 juillet suivant, elle entrait dans le havre de Halifax, où deux jours plus tard le contre-amiral Savage Mostyn le rejoignait. Cet extrait-ci vient ajouter force au premier : "le 16 avril 1755, sir Thomas Robinson, secrétaire d'état, à tous les gouverneurs britanniques, ainsi qu'aux commandants en chef dans l'Amérique du nord, écrit une lettre circulaire par laquelle il leur mandait que Sa Majesté envoyait une escadre en Amérique sous le commandement du vice-amiral Boscawen, et qu'il leur fallait s'aboucher avec lui pour la défense (sic) de leur province respective.

N'est-il pas permis, ici, de se demander pourquoi tant de préparatifs et de branle-bas dans les ports d'Angleterre et dans toutes les possessions anglaises d'alors dans l'Amérique du Nord, quand tout était relativement calme et paisible dans tout le Canada ! Les Anglais d'outre-mer comme ceux de la Nouvelle-Angleterre avaient-ils le tintoin ou un cauchemar violent ? Explicitement, l'histoire n'en dit rien. Seulement, les faits historiques s'amoncellent et se combinent si bien et si fortement qu'il est facile de voir combien hermétiquement les coulisses avaient été fermées sur le drame révoltant de la dispersion de nos ancêtres.

D'ailleurs, supposons que cette flotte nombreuse ne se fût pas réunie dans le but de transporter les Acadiens hors de leur pays, il est évident que les registres de l'Amirauté contiendraient même en détails, le but exprès, les mouvements ainsi que le retour de cette flotte. Nulle part, cependant, l'histoire ne fait mention qu'elle ait péri corps et biens ; ce qui aurait certainement été entré dans les archives de la marine anglaise comme un désastre national qui nous serait raconté avec force détails, presqu'à égal de la bataille navale de Trafalgar en 1805. Au contraire, après la dispersion des Acadiens, plus un mot de cette nombreuse escadre. Quelle direction prit-elle, qu'en est-il devenu !… C'est de là, pensons-nous, que datent les aurores boréales…

À vrai dire, le rôle de cette flotte fut trop ignoble, trop barbare, et trop indigne d'une nation se croyant civilisée pour être entré dans les fastes de son histoire.

C'est précisément pour cette raison que du 18 juillet 1755 au 18 octobre de la même année, pas un mot ne semble avoir été échangé entre l'idole britannique, Lawrence, le boche, et le secrétaire d'État anglais.

Pourtant, n'était-ce pas là le temps précieux pour le gouvernement de Sa Majesté, de faire connaître ses dernières et formelles volontés à ses lieutenants d'Amérique, de désapprouver, par exemple, une si inique décision. Il n'y a pas de doute ici, que des documents aient été supprimés.

Le contraire serait-il prouvé que, avec le consentement positif du roi d'Angleterre déjà reçu, comme vu dans différentes dépêches ; agissez mais avec prudence et discrétion, etc., et vu la rapacité, la haine de notre religion et l'envie des biens de nos pères, Lawrence, Winslow, etc., se croyaient parfaitement justifiés de la déportation de 1755.

Le fait historique demeure donc, et le Grand Dérangement restera toujours une tache de sang dans l'histoire d'Angleterre.

D. F. L. "

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