LE PAYS D'ÉVANGÉLINE

par Placide Gaudet

[Le Moniteur Acadien, le 13 août 1886, page 2]

À 115 milles au sud-est de Moncton, ou à 12 milles au nord du village de Halifax, se trouve sur la ligne de l'Intercolonial la jonction de Windsor où l'on rencontre l'embranchement de chemin de fer de Windsor & Annapolis dont la longueur est de116 milles. Après un trajet de 47 milles sur cette dernière route on arrive à Grand-Pré d'où le touriste aperçoit à environ cent pas de la voie ferrée un gros arbre au coin d'un champ, sur la droite. Près de ce point se trouvent les faibles traces de l'emplacement de l'église de St-Charles à Grand-Pré, dans laquelle les paisibles Acadiens du Bassin-des-Mines furent incarcérés et reçurent leur sentence d'exil par Winslow le 5 septembre 1755. C'est ici le pays d'Évangéline.

Dans une lettre datée de Halifax le 15 décembre 1881, et publiée dans Le Canadien de Québec, M. l'avocat Charles Thibault, savant écrivain qui descend d'une famille acadienne, en parlant de la Nouvelle-Écosse, s'exprime ainsi :

" Ô terre d'Acadie! Que de sang tu as bu ! que de larmes ont arrosé tes plaines! Que de sueurs ont fertilisé tes sillons ! Terre d'amour autrefois, malheureux témoin d'iniques atrocités telles que le monde n'en avait jamais vues auparavant ! Des noms tristes comme les douleurs qu'ils rappellent, des ruines amoncelées, des souvenirs que l'aile du temps n'altèrent pas ; tout ici parle un langage muet mais sympathique pour ces rares disparues : les unes, comme les peaux-rouges emportées par l'inexorable colère du ciel, les autres, comme les Acadiens, foulées aux pieds et traînées dans l'exil, par l'implacable vengeance de ses hommes !

" En vain a-t-on voulu effacer jusqu'aux dernières traces de ces féroces violences et jusqu'au nom même des villages, des torrents, des rivières et des collines qui en furent les témoins ! L'on reconnaît ces champs où fut autrefois cette race énergique, vigoureuse, hospitalière et chrétienne d'Acadiens ! Leur souvenir est là, gravé à Grand-Pré, à Beaubassin, à Port-Royal, etc., etc., comme sur un marbre indélébile. "

Le Bassin-des-Mines est une grande étendue d'eau ayant une forme en quelque sorte triangulaire. Sa largeur de Parrsboro, au nord, jusqu'à l'embouchure de la rivière Cornwallis, sur la rive opposée, est d'environ 22 miles; tandis que sa profondeur à partir de cap Blomidon à l'Ouest, jusqu'à l'entrée de la Baie de Cobéguit, à la Pointe Économie, au nord, et le Cap Tenny, à droite, est d'environ d'une égale distance.

On entre dans le Bassin-des-Mines par la Baie-des-Mines (Mines Channal), branche sud de la Baie Fundy qui est un bras de mer s'étendant dans les terres entre le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse. Sur la rive sud-ouest du Bassin-des-Mines se déchargent les cours d'eau connus des Acadiens avant leur expulsion de l'Acadie par les noms de la Rivière-à-Pierro; la Rivière-aux-Canards, la Rivière-des-Mines ou de la Grosse-Habitante, et la Rivière-de-la-Grand-Pré ou aux Gaspareaux, et aujourd'hui appelés les rivières Perreaux, Habitant ou Canning, Canard, Cornwallis et Horton ou Gaspareaux, ayant leurs embouchures presqu'ensemble.

En 1680 des émigrés acadiens de Port-Royal se fixèrent le long de deux de ces rivières. Pierre Melanson dit Laverdure, marié à Marie Miuce d'Entremont, fille de Philippe Miuce, écuyer, sieur D'Entremont, premier baron de Pobomcoupe (Pubnico), prit la Rivière-aux-Gaspareaux pour lieu de son établissement et Pierre Thériault plaça sa colonie à la Rivière-des-Mines, aujourd'hui Cornwallis. Entre les embouchures de ces deux cours d'eau, il y a de vastes et riches marais qui lorsque conquis sur la mer par des travaux d'endiguement formèrent de fertiles prairies auxquelles les Acadiens donnèrent le nom de Grand'Pré. Plus tard d'autres émigrés de Port-Royal vinrent s'établir sur la Pointe-des-Boudreau, et sur la Rivière-aux-Canards, à la Petite-Habitante, et à Pierro. Tous ces anciens villages acadiens se trouvent aujourd'hui dans le comté de Kings.

À l'est de la Rivière-aux-Gaspareaux et tout près d'icelle est l'entrée de L'Avon jadis Rivière-de-Piziguit, dont la largeur est de 4 milles à son embouchure. À 12 milles en amont sur cette dernière sur une direction sud-est se trouve la ville de Windsor, l'ancien Peziquit des Acadiens, dans le comté de Hants. C'était un établissement assez considérable renfermant lors de l'expulsion plusieurs villages, avec une église et un prêtre résident. De plus de chaque côté de la Baie-de-Cobéguit, il y avait différents cantons qui s'étendaient jusqu'au delà de Truro et formaient la paroisse de Cobéguit. L'église se trouvait sur la rive nord de la baie entre la ville Bourque (Londonderry) et l'Anse-de-l'Église (Onslow) dans le comté de Colchester. Il y avait aussi un missionnaire résidant en cette localité. Il est bon de noter que dans les notes qui vont suivre, il est nullement question de Piziqui et de Cobéqui, qui forment deux établissements séparés, mais seulement des paroisses de Grand-Pré et de la Rivière-aux-Canards.

Nombre d'années avant la terrible et cruelle expulsion de 1755, les vastes et fertiles étendues de terrains qui bordent les côtés sud et sud-ouest du Bassin-des-Mines étaient érigées en deux paroisses ecclésiastiques dont l'une était appelée la paroisse de St-Charles. L'église de St-Charles bâtie à Grand'Pré, servait au culte divin des habitants du Gaspareaux, du village de Grand'Pré et de ceux établis sur la rive est de la Rivière-des-Mines où était le gros des habitants. Cette paroisse était la plus populeuse des deux et avait en 1748 une population d'au delà de 200 familles dont 16 étaient établies dans deux petits cantons, dans la vallée de la Grosse-Habitante, 180 entre la Rivière-des-Mines et le village de Grand-Pré, et 30 sur le Gaspareaux. Toutes ces familles demeuraient dans un rayon de six milles qui était divisé en deux districts civils savoir : le district des Mines, sur la rivière du même nom, et le district de Grand-Pré comprenant le Gaspereaux et le village de Grand-Pré.

La Rivière-des-Mines est indifféremment appelée par le juge Morris et le Colonel John Winslow, Rivière-Habitants et Rivière-des-Mines, mais le colonel Robert Morse dans son rapport sur la Nouvelle-Écosse en 1784 la nomme " Cornwallis, jadis appelée Grosse-Habitante ". Le colonel Morse donne aussi aux rivières Pereaux et Habitant les noms de Pierro et Petite Habitante ; mais dans les remarques du juge Morris en juillet 1755, sur la manière de s'emparer des Acadiens, ces cours d'eau sont nommés Pero et Neieux Habitants. Le qualificatif Neieux est mis ici pour nouveaux et devrait être orthographié Neufs et placé après le substantif.

PLACIDE P. GAUDET

À continuer

[Le Moniteur Acadien, le 17 août 1886, page 1]

(suite)

L'autre paroisse ecclésiastique était sur le côté sud-ouest du Bassin-des-Mines et comprenait les établissements de la Pointe-des-Boudreau, (sise entre les embouchures des Rivières-aux-Mines et aux Canards), les Rivières aux Canards, la Petite Habitante et à Pierro. Ces villages formaient le district civil appelé le district de la Rivière-aux-Canards, et avaient une population en 1748 d'environ 150 familles dont 50 demeuraient à la Pointe-aux-Boudreau, 60 sur la rive nord de la Rivière-aux-Canards, dans un village compact à environ deux milles de son embouchure et 25 autre familles de chaque côté de la rivière jusqu'aux moulins des Pinous. De l'entrée de la Rivière-aux-Canards jusqu'aux Habitants Neufs on comptait 10 familles et 4 ou 5 à la Rivière-à-Pierro. Je ne sais en quelle localité, à la Rivière-aux-Canards se trouvait l'église. Voici ce qu'on lit dans le journal du colonel John Winslow en date du 3 septembre 1755. " Ce matin le capitaine Adams et son détachement de soldats sont revenus de leur marche à la Rivière-aux-Canards et rapportent que c'est une belle campagne remplie d'habitants, avec une jolie église et une abondance des biens de ce monde. Des provisions de toutes sortes en grande quantité ". Il faut remarquer que ce n'est pas dans cette église que les Acadiens tombèrent dans le quet-à-pens de Winslow, mais dans celle de Saint-Charles à Grand-Pré. L'église de la Rivières-aux-Canards fut incendiée par les ordres de Winslow au commencement de novembre 1755, tandis que celle de Grand-Pré et les maisons du village de Grand-Pré proprement dit furent épargnées de la torche incendièrent et c'est un fait historique que l'église de St-Charles était encore debout en 1761. Même plus, la clé de la porte a été conservée et est en possession d'une acadienne de la Baie-Ste-Marie, comme on le verra bientôt.

D'après Winslow, la population des trois districts civils de ces deux paroisses ecclésiastiques s'élevaient en septembre 1755 à 2743 âmes, dont 2110 furent déportées par Winslow et Osgood en octobre et décembre de cette même années. Les 633 autres échappèrent à la déportation en se cachant dans les bois et se sauvant à Miramichi, île-St-Jean, rivière St-Jean et à Québec. Winslow donne dans son journal une liste des noms des Acadiens de ces districts avec l'entête suivante :

" Grand-Pré, 15 septembre 1755

Noms des habitants français appartenant à Grand-Pré, Mines, Rivières-Canards, Habitant et lieux adjacents, renfermés par le lieutenant colonel Winslow, dans son camp, en cette localité, après leur arrivée, par sa citation le 5 septembre. "

La listes contient les noms de 446 hommes mariés et quelques jeunes hommes, et se termine ainsi : " La liste des noms des députés n'est pas donnée, il y en avait 37 = 483 hommes, 387 femmes mariées, 527 garçons, 576 filles = 1923, plus 820 personnes vieilles et infirmes non mentionnées, formant un total de 2743. " Après l'insertion de cette liste vient le certificat suivant :

" Grand-Pré, 13 septembre 1755

Les présentes peuvent certifier que la susdite liste du nombre des habitants, leurs enfants, leurs animaux, &c., des différents villages susdits a été donnée par François Landry et autres entre leur réunion d'après ma sommation le cinq septembre dernier et ce jour, et que l'original après avoir été entré en mon livre a été par moi donné au dit Landry avec ce certificat et signé J. WINSLOW "

Dans la liste susdite on y voit le nom de Claude Boudreau, époux de Judith Landry du Village-des-Héberts, ayant 2 garçons, 2 filles, 4 boeufs, 5 vaches, 5 jeunes bestiaux, 18 moutons, 16 porcs, et un cheval. Ce Boudreau fut déportés à Boston, d'où il se rendit à la baie de Saco, au Maine, où il demeura quelques années, et en 1766 vint se fixer avec sa famille à Clare, comté de Digby. Cent ans après, mademoiselle Marie Boudreau, aujourd'hui madame François X. Vautour de Grosse Coques - arrière-petite-fille de ce Claude Boudreau - quand elle était élève du " Young Ladies' Seminary ", à Wolfville, situé à environ deux milles de l'ancien village acadien de Grand-Pré, reçut du révérend John Chase, ministre baptiste, une précieuse relique du pays d'Évangéline, et qu'on peut encore voir à Saulnierville, chez madame vve Dominique P. Saulnier, soeur de madame Vautour. Cette relique acadienne est la clef de l'église de St-Charles, à Grand-Pré.

Madame F.-X. Vautour est une de nos Acadiennes des mieux accomplies et instruites de la Baie-Ste-Marie et sait donner l'hospitalité avec une affabilité digne d'une soeur d'Évangéline. Son mari, natif de St-Louis de Kent, est bien connu des anciens élèves du collège St-Joseph à Memramcook, où il passa plusieurs années et laissa d'heureux souvenirs. M. Vautour vint, il y a environ 18 ans, se fixer à la Baie-Ste-Marie comme instituteur, mais aujourd'hui il est marchand et possède une des plus jolies et coquettes maisons de Clare. C'est un patriote de la trempe de son cousin Urbain Johnson, écr., de St-Louis, ancien député du comté de Kent. Aussi, il faut avouer que le village des Grosses Coques est un des plus français de toute la Baie-Ste-Marie.

Dans mon prochain article, je ferai le récit de l'expulsion des Acadiens des paroisses de Grand-Pré et de la Rivière-aux-Canards.

PLACIDE P. GAUDET

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